ThÈme

 » Là -bas, il faut l’avoir vu, il n’y a pas de mots pour ça « , lui répétait Alain. Longtemps Jeanne l’a cru, mais il y avait ce secret, souvenir d’un matin de février 62 qu’elle seule pouvait exhumer. Quel est ce souvenir plus puissant que l’oubli ? On dirait que Jeanne, sa fille, est née pour cette question. Fascinée par la solitude de son père, elle suit les traces de sa mémoire avec un regard d’une acuité extrème. Que trouvera-t-elle là -bas ?


Extrait

« Tous les soirs, à  huit heures, le couvre-feu tombait et Alger se taisait avant que de s’assombrir.
Dans ce pays qui ne s’éveille qu’à  la tombée du jour, où la lumière des cafés tient lieu de réverbères, lorsque le Sirocco prend ses quartiers d’hiver, les ânes dans les ruelles retrouvent lentement le chemin des enclos ; quand les grappes de bougainvilliers dégoulinent le long des murs, et le jasmin si lourd qu’il couvre l’haleine discrète de la fleur d’oranger ; tandis que les vieux sortent enfin des maisons et s’assoient au fil des maisons sur des chaises cannelées dont ils ont scié un pied pour mieux suivre la pente, et tous ces éventails comme des mains qui s’agitent là -haut sur les balcons ; c’est bien avant la pénombre mais déjà  les cigognes et les ombres bleuissent et ces trainées de cendre le long des escaliers ; tandis que chaque bruit – poulies de cordes à  linge, le crépitement de l’huile, les enfants qui s’appellent- laisse après le silence comme un semblant d’écho ; la femme aux voiles blancs, une jarre sur la tête, et le petit derrière à  enfiler ses pas ; à  cette heure-là , magique entre toutes, lorsque les murs s’embrasaient d’un soleil déclinant où se fondaient l’arabe, l’espagnol, l’italien, le français, Alger exultait, unie dans la revanche de l’ombre : cette promesse de fraîcheur qu’elle retrouvait tous les soirs avec le même étourdissement.
Mais maintenant, hommes, femmes, enfants, cloîtrés dans le fond des maisons, toute une ville verrous tirés, privée de crépuscule. Tandis que dehors, sous les platanes, à  la rencontre d’un vent de mer barbouillé de mazout et d’épices et d’une de ces bouffées de jardins invisibles, là , À  l’endroit prÉcis oÙ ils auraient dû être, se tenaient leurs geôliers, mitraillette à  l’épaule, encadrés de chars, de camions, à scruter porches et balcons. »

Voir aussi