Le canard enchainé 11 janvier 2017

Pas tristes tropiques
Anne Sibran, dans « Enfance d’un chaman » (Gallimard), livre le récit admirable d’une rencontre avec un homme remarquable.

« COMBIEN existe-t-il encore de peuples qui osent aujourd’hui s’adresser à une plante à voix haute ?» Et combien de guérisseurs qui daignent raconter leur vie à une ethnologue ? Anne Sibran n’est pas une touriste : elle revient régulièrement dans le même village de la région de Puyo, en Equateur, dans le haut bassin de l’Amazonie. Elle parle le quechua. Au soir de sa vie, le vieux Lucero Tanguila l’a prise en amitié. Il lui parle mais « avec parcimonie et seulement à certaines heures », usant d’« un verbe palpitant et contagieux dont je pressens qu’il fut aussi le nôtre, avant l’invention de l’écriture ». Le chaman est très surpris de cette manie qu’ont les Blancs de prendre des notes sur un calepin.. « Le mot « lire » n’existe pas dans ta langue (… ). l’écriture est pour toi une impuissance vécue comme une infirmité », l’interpelle l’auteure dans son livre. Le  « guérisseur », appelé yachak en Equateur, passe la nuit entière au chevet d’un malade, à souffler de la fumée en psalmodiant des paroles mystérieuses, Anne Sibran veille avec lui. Invitée à le suivre dans les profondeurs de la forêt, où il file comme une flèche, elle surnage entre feuilles, lianes, fougères. Elle note des sensations : odeurs, qualité de l’air, cris d’oiseaux, froissement d’herbes, toute une nappe sonore qui enveloppe le marcheur « dans un bain amniotique ». Le Vieux lui explique la chasse ( » Ce n’est pas l’homme qui chasse, mais la bête qui se montre et s’offre à celui qu’elle a choisi. ») Toujours taciturne, car « l’essentiel doit être tu ». Il lui raconte aussi son initiation, quand son père l’abandonna en pleine forêt, avec le  » remède  » l »herbe à tigre »qui fait vomir et ouvre les portes de la perception. Au bout d’un mois de solitude, le gosse de 8 ans renaît et devient en effet « enfant-tigre » (c’est-à-dire « jaguar », en langage local), possédé
par son totem. Pour restituer ces expériences où l’espace-temps ondule comme dans un traité d’astrophysique, Anne Sibran, qui n’a rien d’une mystique, choisit d’écrire un roman et non pas un document. Pour raconter le verbe de la magie, la magie du verbe… Le résultat est magnifique, à l’unisson du chant poétique de son ami ( » Quand tu racontes, chaque arbre qui nous entoure semble hocher la tête pour acquiescer derrière tes mots »). Animisme, panthéisme ? Cette vision (fusion ?) du monde n’a pourtant pas une chance de survie aujourd’hui, semble-t-il. Pas si sûr ! Car le livre finit dans un rebond optimiste. Puisque sa forêt, livrée aux compagnies pétrolières, perd ses vertus magiques, Lucero conseille à ses enfants d’apprendre l’espagnol, d’aller en ville faire valoir les droits de la tribu. Et cela marche. L’Etat équatorien renonce à découper la forêt en « blocs » saccageant tracés anciens et sites sacrés.
« Qui soupçonne que le vrai responsable du retard d’exploitation du bloc 23, celui qui fait perdre tant d’argent à la compagnie, est le vieil homme qui affûte ses outils en sifflotant dans sa barbe ?  »
Bien joué, l’artiste !

Frédéric Pagés

Téléchargez l’article