Le premier rêve du monde – Anne Sibran
Aux racines de la beauté
C’EST AUTOUR DE LA SPLENDEUR BRUTE DES PREMIÈRES FOIS QU’ANNE SIBRAN A ORGANISÉ SON NOUVEAU ROMAN. UNE ODE AU PUR SENTIMENT D’EXISTER ET À LA BEAUTÉ SAUVAGE ET SILENCIEUSE DU MONDE.
Parce qu’elle ne doute pas possibilité de l’impossible, qu’elle aime les paradoxes féconds de l’imprévisible, Anne Sibran, après Je suis la bête (2007) et Enfance d’un chaman (2017), n’hésite pas à associer dans Le Premier Rêve du monde, un grand artiste, un homme de science et une indienne aux pouvoirs chamaniques. Trois personnages qui par-delà leur amitié, et leurs différences, posent sur le monde un regard autre, transcendant le visible et donnant un surcroît de présence à ce qui est.
Trois personnages qui n’auraient jamais dû se rencontrer. Paul Cézanne d’abord, vieil ermite retiré dans sa peinture, qui, chaque matin part au motif va retrouver l’environnement sauvage de la région aixoise, ce « foisonnement de forces et de surprises » qu’il aime découvrir dans le jour naissant, « comme au premier matin du monde ». L’aventure pour lui est là, dans le bonheur muet qu’est la montée en visibilité de la Sainte-Victoire émergeant, dénudée, des brumes et se déployant sous le ciel. Dans le surgissement aussi de ces entités palpitantes que sont les couleurs, dans les rapports changeants de ce que ses yeux captent. Des yeux « sauvages, primitifs » qui savent aller à l’inaperçu, déceler les harmonies secrètes, inventer leur chemin.
Mais ces yeux que malmènent le vent, la lumière, la poussière, le font souffrir. Des éclairs fulgurants parfois l’aveuglent. Le médecin qu’il consulte l’envoie voir un ophtalmologue de génie, Barthélemy, qui a vécu enfant avec des aveugles dans l’institution où exerçait son père avant de se consacrer à l’étude de l’œil. Un organe qui le fascine par sa perfection, et qui ne permet pas seulement de voir mais offre le surcroît d’une beauté gratuite comme celle qu’il voit dans le fond de l’œil, « paroi pourpre déployée en arborescence sur une aube de premier matin du monde ». Une passion qui le conduira mettre au point l’opération de la cataracte. Les événements de la Commune l’ayant contraint de s’exiler aux Amériques, il y rencontrera Kitsidano, une jeune indienne aveugle de naissance,« qui regarde par le bout de ses orteils » , et qui deviendra son épouse.
C’est dans le cabinet qu’il a ouvert à son retour d’exil, qu’aura lieu la rencontre avec Cézanne. La connivence est immédiate et Cézanne se passionne pour Le Regard neuf, le livre de Barthélemy, autant qu’il est séduit par la sensibilité chamanique de Kitsidano. Comme elle, il n’est parfois plus que ce qu’il perçoit, il ne sent plus la différence entre ce qui regarde et ce qui est regardé au point d’« infuser soudain dans le regard du monde où l’espace et le temps s’abouchent à pleine langue ».
C’est l’exultation que lui procurent ces moments où la réalité lui apparaît sous forme d’épiphanie que Cézanne cherche à faire entrer dans « un carré de toile peinte ». D’où sa façon de faire du paysage une aventure du voir, de peindre avec des yeux qui viennent de naître, sont « revenus comme au premier jour ». D’où aussi la « fraternité confuse » qu’il ressent pour les aveugles qui, après opération, accèdent à un regard neuf, se voient propulser dans un chaos multicolore qui tourbillonne au tour d’eux, les entraîne dans un vertige qui leur fait parfois regretter leur vie d’avant. Cette vie que Kitsidano a préféré conserver en refusant l’opération. Pour garder le monde dans sa virginité et rester dans la nudité première. Pour préserver l’accord entre sa propre respiration et grande respiration du monde primordial, ce monde de l’énergie primitive dont Cézanne aura cherché toute sa vie à rendre le frémissement originel.
Richard Blin
« Le Matricule des Anges »