Et si dans la cordillère des Andes, en Bolivie, le diable existait vraiment, tapi au fond des mines d’argent ?
C’est sur cette hypothèse que le narrateur bâtit son récit sur l’exploitation de la mine de Potosi par les colons espagnols, avec ses huit millions d’Indiens morts, victimes de l’intérêt des uns et de l’esprit de la montagne qui défendrait son territoire en ensevelissant régulièrement ceux qui la chahutent, la creusent, la pillent, de l’autre.
La montagne nourricière rythme le temps et la vie des populations locales, donnant et reprenant à son gré, s’amusant à dévorer ses enfants à intervalles réguliers.
« Depuis des siècles, les hommes quittent le village un matin pour descendre en enfer, en promettant de revenir à temps pour la récolte des pommes de terre. Ils le disent, ils l’espèrent. Il y a des mots qu’on plante comme une conjuration. » « Souvent dans tes colères, tu nous tues sans trier. Des morts bâclées, fauchées à la va-vite : une galerie qui s’éboule, une poche de gaz carbonique, une mèche de dynamite endormie un moment. Au fond, toutes nos morts se ressemblent. »
Agustin, 35 ans, fils de Sara Quiroga, qui a vu les siens, son père ou presque père, puis son frère, tués par la montagne décide de profiter de la nuit de Toussai Indien, où la mine s’est vidée de toute présence et tout labeur, pour descendre dans les profondeurs à la rencontre de celui qui tient le sort de son peuple entre ses mains.
« Nous, les Indiens, on sait bien que le diable vit avec nous dans la mine, sous la Montagne d’argent. C’est pour lui que je suis descendu. »
L’homme, pris au piège dans le ventre de la terre à mille pieds de profondeur, la jambe coincée par un éboulement, convoque le diable dans un face à face. Il n’a rien à négocier mais souhaite juste être entendu. Il déroule le fil de sa vie, quand enfant il courait en pleine nature, quand il gardait les lamas avec son frère, quand il n’était pas enchaîné, le corps et les jambes pliés, à extraire l’argent des veines de la montagne avec ses camarades indiens, « car tout se tient, comme dans un tissage, dans une vie d’homme. Aucun père, aucun fil que tu puisses oublier. Ou ça fait un trou. » Parce que de tout cela, des douceurs et violences de l’existence à l’extérieur, le diable de la Montagne d’argent, prisonnier de son royaume, ne sait rien. « Tu ne soupçonnes pas à quel point il est fragile le bonheur des pauvres. Quand tu songes à tout ce qu’il a fallu d’efforts, de patience, de sacrifices pour mettre debout sept frères et sœurs, sous le toit d’une même maison. Tout cela pour trois repas, peut-être, où la joie est vraiment venue. Mais une joie sans mélange, donnée par surprise et que nul au monde, fut-ce le diable, ne peut venir reprendre. »
Les mineurs auxquels le diable retire la vie ne sont déjà que des ombres une fois sous terre. « Petit, laisse ici ta mémoire d’homme. Tout ce qui t’attendrit pose-le là , sur cette pierre. […] Tout ce qui fait chanter ton cœur, laisse-le ici , avant d’entrer sous la terre. Tu le reprendras en sortant. » disent les vieux aux novices quand ils entrent dans la mine. Agustin veut que le diable, quand il lui prendra son âme, en connaisse son poids et sa consistance pour, à travers elle, peser plus équitablement celles de toutes ses victimes à venir.
L’enterré vivant raconte aussi le sage qui l’a pris sous son aile encore enfant pour lui révéler les secrets de la nature en une cosmogonie riche et incarnée, chargée d’imaginaire et nourrie d’une vision émerveillée d’un monde où nature et êtres humains seraient en perpétuelle médiation. « Tout ce que tu sais du monde du dessous, le Pako le sait du monde de la lumière. Où tout bruisse de paroles. […] Car comme toi, il avait des yeux sans paupières. Un regard qui trouvait aussitôt le vivant, là où il se posait. »
Et Si Agustin ne craint pas la mort qui le guette dans la galerie, c’est que, depuis le temps où la foudre l’a touché au front en y laissant sa marque fatale, il sait qu’il lui appartient. C’est délibérément qu’il offre sa vie, non par désespoir mais pour exécuter la mission dont il se sent chargé : transmettre la parole de tout un peuple.
Voilà pourquoi, progressivement, les propos d’Agustin quittent le champ autobiographique pour incarner l’ensemble de sa communauté, puis prendre de la distance jusqu’à replacer l’exploitation minière dans son contexte historique et économique. Et si le vrai rapport de forces n’était pas entre ce peuple d’Indiens des hauts plateaux abandonnant leurs terres et leurs bêtes pour la mine et le dieu tout-puissant régnant sur la montagne mais que, comme l’a compris notre homme, « le véritable adversaire n’est pas avec nous à trotter dans la mine. Il est dehors, il est loin. Il surgit seulement à la fin du carnage, pour réclamer les pièces neuves et les lingots… »
La légende dit que la quantité d’argent extraite des mines de Potosi suffirait à construire un pont au-dessus de l’Atlantique pour relier la mine à l’Espagne mais les ossements de mineurs morts pour son extraction y suffiraient également. La montagne n’a-t-elle, par la présence en son sein de ce métal considéré à l’égal de l’or jusqu’au milieu du l9e siècle, jamais été autre chose qu’une victime offerte et violentée par des colons avides et fervents adorateurs du dieu « Argent », prêts à lui sacrifier depuis plusieurs siècles les populations locales dans l’unique but de constituer un capital ? « La colère, […] c’est la première chose qu’ils nous ont prise, les Espagnols. Avant l’honneur, avant le reste. A nous faire tellement mal qu’on ne la trouvait plus. Alors on se courbait. » lâche dans un cri l’un des frères du narrateur avant d’être englouti par la mine…
C’est serein, qu’une fois sa mission accomplie, l’homme peut quitter ce monde finissant. « Nos vieux le disent, il y a un âge pour chaque monde. Après l’émerveillement des premiers jours, les yeux du temps sont fatigués de regarder ces hommes, qu’ils fassent marcher les pierres ou mettent leurs dieux dans les livres. Alors le monde se retire, qui reprend ses forêts et la neige des sommets. […] Qu’est-ce qui viendra ensuite ? Après le temps inquiet, l’âge du soleil et des hommes debout ? »
« Les trésors directement extorqués hors de l’Europe par le travail forcé des indigènes réduits en esclavage, par la concussion, le pillage et le meurtre, refluaient à la mère patrie pour y fonctionner comme capital. » lit-on dans Le capital de Marx. C’est bien ce cela qu’il s’agit ici.
Du pillage systématique et organisé de la Montagne d’argent pour constituer les immenses réserves de la couronne espagnole et frapper monnaie, préserver les intérêts hollandais dans leur commerce avec l’Asie, nourrir la puissance des grands et alimenter la révolution industrielle naissante. Du sort de ces Indiens de Bolivie, aussi, placés plusieurs siècles sous le joug des conquérants, qui pour des salaires de misère et traités comme du bétail, ont déterré d’immenses richesses sans en récupérer même la poussière. Et si le livre s’inscrit dans une perspective historique, il déborde aussi sur le quotidien de ces habitants des plateaux qui exploitent encore la mine de Potosi de façon artisanale dans des conditions de sécurité désastreuses malgré la dévaluation du métal, l’épuisement du filon et la misère qui atteint cette Bolivie aujourd’hui classée « un des pays les plus pauvres du monde, qui pourrait se vanter – si ce n’était pathétiquement inutile – d’avoir alimenté la fortune des nations les plus riches » comme l’a écrit Eduardo Galeano dans Les veines ouvertes de l’Amérique latine (Terre humaine).
Ce roman historique et social qui imbrique étroitement et étrangement fantastique et réel, dégage une puissance et une humanité envoûtantes. On y sent à travers les lignes la fascination et l’attachement que l’auteur porte à la population, à la culture, à la nature andine qui habite le roman mais l’ensemble des thèmes évoqués (exploitation déraisonnable des ressources et des hommes au bénéfice de quelques-uns, déstructuration de la société, dégâts provoqués par le capitalisme et la finance, pauvreté, violences faite aux femmes, dégradation de la nature…) résonne finalement de façon universelle et contemporaine à nos oreilles. Derrière cette description d’un monde en décomposition, tout à tour lumineux et terrible, c’est de la colère et une mise en garde plus générale qui se devinent.
L’auteur, qui s’inscrit dans la mouvance des « écrivains voyageurs » soucieux du monde qui les entoure, après avoir exploré dans ses romans et BD, le Rwanda (Les bêtes d’ombre), l’Algérie (Là -bas), le Paraguay (La Terre sans mal)…, a appris le Quechua (langue indienne) et bénéficié de la mission Stendhal pour entreprendre un voyage littéraire en Bolivie, au Pérou et en Équateur. C’est de ce périple qu’est issu le récit de cette « Montagne d’argent », une invitation au voyage à travers le temps entre ethnographie et émotion dans l’univers fabuleux des Indiens des hauts plateaux andins, un hommage à leur culture mais également un hymne à la lutte, la justice et le respect de la terre et de ceux qu’elle porte. Anne Sibran partage aujourd’hui sa vie entre la France et l’Équateur au sein des communautés indiennes.
Dominique Baillon-Lalande (16/03/13)